Passion Parfums

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Christopher Sheldrake, nez de Serge Lutens mais pas que

L'INDE FACE A DEUX NEZ - MEDIA DIXIT WORLD

 

 

S’il a travaillé pour Chanel et pour quelques autres marques, Christopher Sheldrake est surtout le nez qui a inventé la presque totalité des parfums Serge Lutens. J’ai déjà consacré un article au créateur de la marque mais il m’a semblé intéressant de me pencher sur le parfumeur qui se cache, discret et talentueux, derrière les parfums si singuliers voulus par Monsieur Lutens que ce soit pour Shiseido au départ ou pour sa marque éponyme. Mais qui est Christopher Sheldrake « le discret ». Pour me documenter, je suis allé lire un portrait paru il y a quelques années dans Libération il m’a semblé qu’au lieu de la paraphraser, je ferai mieux de vous le livrer dans son intégralité et, dans la seconde partie de cet article, je vais essayer de décortiquer quelques jus qu’il a créé. Que ce soit pour Chanel, Rochas ou évidemment Serge Lutens, il a su traduire en odeurs et en effluves de toutes sorte des impressions, des voyages ou encore des univers oniriques. Mais trêve de bavardage, partons à la découverte de Christopher Sheldrake.

 

 

Christopher Sheldrake dans « Libé » :

 

Christopher Sheldrake, Maître du jus

 

Par Marie-Dominique Lelièvre — 23 décembre 2012

 

 

« Ce discret «nez» britannique officie à la fois à la tête des Parfums Chanel et en collaboration avec l’esthète Serge Lutens.

 

Christopher Sheldrake a l’art de vous mettre dans sa poche. Il en extrait un fragment de bois d’agar et le chauffe. Un parfum boisé, sensuel et profond s’élève comme un djinn. Ou bien, il fait apparaître une touche de papier imprégnée d’un musc d’une extraordinaire finesse. Devinette, de quoi s’agit-il ? Une équation synthétique qui dans la formule sacrée du N°5 remplace le musc naturel prohibé par le législateur bruxellois. Christopher Sheldrake opère dans la division blindée des Parfums Chanel, avenue Charles-de-Gaulle, à Neuilly-sur-Seine, France. En même temps, il a un pied (de nez) chez Serge Lutens, le fakir de Marrakech, avec lequel il fait surgir des chefs-d’œuvre olfactifs comme Féminité du bois, 100 % marketing free.

 

A Venise, dans le palais Contarini, Sheldrake le Britannique présente la dernière création Chanel en duo avec Jacques Polge, le Français tout en retenue cérébrale qui signe les succès de la maison depuis trente-cinq ans. A Sheldrake et à son accent sexy, l’art de révéler les pièces de puzzle recelées par des flacons d’alchimiste. «Oriental boisé façon patchouli… doux… légèrement épicé… floral mais pas une fleur… jasminé sensuel et profond.» Avec les matières premières, Christopher Sheldrake mène les mères abbesses du «parfum» conviées par la maison Chanel par le bout du nez. Le parfum se nomme Coco noir. Un oriental pour débutantes. Dans un flacon de verre noir, voici Coco rivalisant avec Lady Gaga, avec la Petite Robe noire, avec Dahlia noir. Pareil à des grenades dégoupillées au rayon déo, la Petite Robe noire (LVMH) ou Gaga (Coty) fait dans l’extrême quand Chanel la joue classique chic. «Le N°5 n’a rien perdu de sa modernité, explique Christopher Sheldrake. Chaque création doit être en cohérence avec les codes de Gabrielle Chanel. Un habillage raide et formaliste conjugué avec le confort.» Plaire plutôt qu’étonner, en somme.

 

Ce Mandrake né à Madras a mis un demi-siècle pour atteindre le Xanadu du parfum, affûtant dans l’ombre un profil rare de parfumeur rompu aux caprices du marketing en même temps que créateur d’inédits. A 20 ans, il débutait à Grasse chez Robertet, le saint graal des belles matières premières, avant d’obliquer vers un parcours classique de mercenaire chez Quest International, leader mondial des fragrances, travaillant en équipe sur des parfums comme sur des détergents. «Le détergent, une école de rigueur. Chaque ingrédient doit y avoir une fonction.» Une bonne préparation, somme toute, à l’univers rigoureux de la rue Cambon.

 

Chemin faisant, Christopher Sheldrake crée un parfum qui compte. Chaque décennie surgit une fragrance indexée sur le sismographe des mœurs nouvelles. Chanel N°5… Eau sauvage… Opium… Angel… Au milieu des années 80, Christopher Sheldrake rencontre Serge Lutens au Japon, lequel songe à une fragrance pour Shiseido. Les deux hommes conçoivent Féminité du bois : pour la première fois, un féminin se charge en bois à haute dose. Dans l’univers des clichés olfactifs, la femme sent la rose ou la violette, l’homme, le bois, l’écorce, la garrigue. Une rose, pourquoi pas, mais pourvue d’épines. Le très élégant Féminité du bois conjugue la sécheresse du bois avec la douceur poudrée de la fleur. Yin et yang à la fois, c’est un parfum pour femme affirmée (ou doux homme). Comme parfois chez les parfumeurs, l’idée est liée à une réminiscence olfactive. «Dans la salle de bains d’un appartement meublé que je louais à Paris, un tiroir propre sentait le maquillage. Le bois du tiroir, mêlé de benjoin de Thaïlande, de feuille de géranium et de muguet… Ce tiroir avait une âme, c’était un être en lui-même, un vide dont je suis tombé amoureux.» Christopher Sheldrake écrit une petite formule, la pèse et l’intitule «tiroir de maquillage». Le tiroir convient à Serge Lutens, qui y jette des copeaux de cèdre. Véritable marqueur culturel, Féminité ouvre une voie ou plutôt un sillage neuf : Dolce Vita, Light Blue, Organza…

 

Créer un parfum sur une page blanche est exceptionnel. La plupart des nouveautés s’hybrident des fragrances existantes et peu de marques prennent le risque d’une véritable création. «La nouveauté est un choc. Elle n’est pas confortable car elle entraîne le doute», philosophe Christopher Sheldrake.

 

S’il est tombé amoureux d’un vide parfumé au santal, c’est qu’il y est né. Il a vu le jour en Inde où son père dirigeait une usine de la compagnie Boake Roberts and Co. (absorbée depuis par International Flavors and Fragrances Inc., IFF), spécialisée dans la chimie organique et l’extraction de matières premières, dont le santal. La famille, qui a une longue histoire en Inde (sa mère est née à Karachi, où sa propre mère avait créé une clinique), passe les vacances dans les montagnes, à Kodaikanal, villégiature célèbre pour ses forêts d’eucalyptus.

Agé de 7 ans, Christopher arrive en Angleterre, il est envoyé à Northbourne Park School, un internat pour garçons, manoir néogothique suspendu dans le temps. A Londres, Daisy Honeysett, la sœur de sa grand-mère maternelle, modiste comme Coco à ses débuts, devient le rayon de miel de Sheldrake. Chapeautée à tout bout de champ, soignée même à la campagne, Honeysett invente des histoires extravagantes qui chacune comporte une morale. De ses voyages autour de la Méditerranée, elle rapporte des aquarelles qui font rêver l’enfant. Cet ange gardien extravagant lui ouvre l’esprit bien au-delà des limites viriles de Northbourne Park School où professent d’anciens militaires.

 

Un nouvel ange gardien au nom extraordinaire succède à Honeysett, après le bac. Georges Cœur, parfumeur chez Charabot à Grasse, flaire chez le stagiaire Sheldrake venu parfaire son français, un futur nose. Le réveiller n’a pas dû être long. «Il y a dans l’âme du parfum, le plaisir et le bonheur qu’il apporte à la vie quotidienne. Mon bonheur, c’est essayer de le comprendre et de l’exprimer», dit Sheldrake, spirituel et passionné. Et lui, se parfume-t-il ? «Jamais pour travailler.» Euh, et les dessous-de-bras, pouêt-pouêt ? «A l’exception d’un discret parfumage fonctionnel, en cachette», se reprend-il. Et pour le plaisir, que couic ? «Ambre sultan, chaleureux, profond, mystérieux et confortable [c’est lui qui l’a créé…, ndlr]. Ou le 19 de Chanel, très week-end : un fabuleux mélange de bois, vétiver, iris avec le naturel du galbanum.» Sa femme, elle, adore Obsession de Calvin Klein, «un grand oriental magnifique».

 

Soucieuse de sécuriser ses approvisionnements, la maison Chanel a replanté du santal aux îles Loyauté, distillé sur place par Robertet avec de l’énergie solaire et de l’eau de pluie. Les penchants botanistes de Sheldrake s’épanouissent aussi à Grasse où ont été replantés quarante mille rosiers et des champs de jasmin, comme à Pégomas, où Jacques Polge et lui testent des variétés d’iris pallida, dont le rhizome vaut de l’or. Il y a une chose que Sheldrake aimerait recréer : l’odeur fraîche du jasmin à la tombée de la nuit.

 

Christopher Sheldrake en 9 dates

 

11 avril 1955 Naissance à Madras (Inde). 
1962 Arrivée en Angleterre. 
1976 Maison Robertet. 
1980-1983 Chanel Parfums. 
1984-2005 Quest International. 
1987 Rencontre avec Serge Lutens. 
1992 Création de Féminité du bois. 
2005 Revient chez Chanel. 


2012 Coco noir. »

 

Deux créations marquantes :

 

Vous souvenez-vous de « Tocadilly », lancé en 1997 par Rochas ? Je crois qu’hélas il n’existe plus mais je me rappelle son odeur d’une manière très précise car l’une de mes très chères amies le portait et qu’il a sûrement été le parfum du sélectif le plus surprenant que j’ai senti jusqu’à « Mémoire d’une Odeur » de Gucci très récemment. Pour ce fleuri, Christopher Sheldrake a adapté sa culture olfactive britannique à la parfumerie à la française avec un brio qui ne cessera jamais d’être sa marque de fabrique. L’envolée de lilas et de concombre qui en inspirera d’autres par la suite était tout à fait étonnante mais ce dont je me souviens est surtout d’un coeur construit autour d’un jasmin assez vert avec des notes de noix de coco et de jacinthe. Frais, floral, élégant « Tocadilly » était, sur mon ami, absolument incroyable et presque impertinent. Je trouvais qu’il avait un côté très « début de siècle » et qu’il aurait pu être porté par le personnage de Maggie Smith dans « Chambre avec Vue » de James Ivory. Il était comme un parfum britannique porté sous le ciel de Florence. Je n’avais pas pensé à ce parfum depuis des années et j’ai découvert que c’était une création de Christopher Sheldrake lorsque j’ai fait des recherches pour cet article. Je me le suis remémoré immédiatement. La mémoire olfactive est étrange parfois.

 

 

Tocadilly Rochas parfum - un parfum pour femme 1997

 

 

 

C’est avec Jacques Polge que le parfumeur britannique va créer, pour Chanel, « Coco Noir » en 2012. Je ne le connaissais pas et je suis allé le sentir pour écrire cet article. C’est un très joli parfum. L’envolée d’agrumes est assez agréable mais c’est le coeur qui me plait le plus. Le jasmin y est travaillé avec des notes de rose, de géranium, de pêche et surtout d’un narcisse très cuiré que j’aime particulièrement. Le fond de patchouli, de vanille et de fève tonka est relevé de clou de girofle. Il est comme un chypré épicé sans mousse de chêne. Je trouve qu’il porte assez mal son nom car il est plus lumineux que noir mais il est vrai que « le noir, pour moi, est couleur de lumière » chantait Barbara. Je trouve que c’est un parfum de soirée idéal, à la fois capiteux et très sophistiqué. Il est « très Chanel » comme la plupart des créations de la marque. J’ai bien aimé le découvrir. Je trouve qu’il est un peu oublié aujourd’hui et c’est dommage. En 2014, la maison le sortira en concentration extrait. Je ne l’ai pas senti mais je pense qu’il doit être très intéressant. Christopher Sheldrake a beaucoup collaboré sur les parfums Chanel avec Jacques Polge mais il ne les a pas co-signés. Il a été également l’un des artisans de « Égoïste » ce qui, lorsqu’on découvre « Coco Noir » semble une évidence.

 

Coco Noir Chanel parfum - un parfum pour femme 2012

 

 

 

Et chez Serge Lutens :

 

Je ne vais pas revenir sur « Féminité du Bois » ou les autres parfums de la marque que j’ai évoqué à plusieurs reprises. J’ai sélectionné deux fragrances que j’aime beaucoup et dont je n’ai jamais parlé. Comme d’habitude, je ne vais pas inventer une fausse pyramide olfactive. La marque communique très peu sur les notes de ses créations et je respecte cela. Je vais plutôt me laisser porter par mon impression et mon instinct et vous emmener avec moi dans un voyage olfactif en deux étapes.

 

« Chypre Rouge » a été lancé en 2006 dans la collection du Palais Royal. Comme son nom l’indique c’est un chypré mais, comme la plupart des parfums voulus par Serge Lutens, il a été construit sans la bergamote traditionnelle et n’a pas de note de tête. Linéaire, poudré, fruité, il ne ressemble à rien d’autre. Je trouve qu’il y a quelque chose de très « fruits rouges » miellés et d’un peu jasminé. On identifie très bien le fond de patchouli et mousse de chêne. Le côté poudré pourrait être créé par une note persistante de muscs blancs ou d’iris, je ne sais pas très bien. Pour moi, « Chypre Rouge » est un parfum pour les dandys et les élégantes. Pour l’instant, il me semble qu’il a été arrêté et non réédité mais, avec Serge Lutens, ça pourrait venir. J’aimais beaucoup ce parfum. J’ai l’occasion de le sentir encore de temps en temps car l’une des parfumeries lyonnaises dont je suis client a encore quelques flacons en stock et (miracle !) un testeur à notre disposition.

 

Chypre Rouge Serge Lutens parfum - un parfum pour homme et femme 2006

 

 

 

 

Un an auparavant, en 2005, Christopher Sheldrake a lancé l’un des parfums les plus singuliers de la collection noire. Il s’agit de « Chergui ». Oriental, épicé, boisé, je ne sais pas très bien. C’est un parfum qui s’inscrit parfaitement dans l’esprit de la maison Serge Lutens, dans la lignée de « Féminité du Bois » et d’autres fragrances significatives de la marque. Complexe, corsé, irisé, c’est un parfum singulier qui pourrait s’apparenter à certains orientaux des années 20 tout en gardant un côté résolument moderne. La feuille de tabac semble le centre de cette « invention olfactive ». J’ai essayé « Chergui » il y a déjà longtemps et je l’ai bien aimé. Je ne suis pas certain que ce soit un parfum pour moi car il y a une note d’encens ou d’oliban que j’ai du mal à supporter autour de moi mais je le trouve particulièrement réussi. Il est complètement dans l’esprit de la maison. Je pense qu’il a pas mal de succès car j’ai entendu plusieurs youtubeurs parfums en parler avec engouement.

Chergui Serge Lutens parfum - un parfum pour homme et femme 2001

 

 

 

Dans une interview, Christopher Sheldrake a dit « La nouveauté est un choc. Elle n'est pas confortable car elle entraîne le doute ». Il a pu expérimenter cette réflexion chez Chanel ou Rochas mais surtout chez Serge Lutens. En général, les parfums ne sont pas consensuels (à part un ou deux) et ils plaisent vraiment ou déplaisent fortement. Je trouve qu’il est l’un des parfumeurs actuels dont l’univers est des plus originaux. J’aurais pu citer et développer plusieurs autres créations qu’il a signé mais cet article aurait été beaucoup trop long pour le format blog. J’y reviendrai au fil des prochaines pages lorsqu’ils seront dans le thème. Pour résumer, je dirai que, si je n’aime pas toujours les parfums de Christopher Sheldrake, ils m’intriguent systématiquement et quand ils me plaisent, c’est définitif.

 



30/06/2020
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