Improbables ou importables ?
Je suis complètement d’accord avec ce que soutenait Edmond Roudnitska dont le combat a été, toute sa vie, de faire reconnaitre la création de parfum comme un art à part entière. Ceci dit, il faut bien admettre que, quelques fois, l’imagination des parfumeurs peut très loin et que certaines fragrances peuvent être tellement segmentantes qu’elles peinent à trouver des audacieux qui vont se les approprier. Je suis admiratif des marques qui continuent d’en distribuer certains malgré un nombre d’amateurs forcément relativement réduit. J’ai eu envie de me promener dans ces effluves difficiles, improbables, peu aisées à porter qui, outre leur côté provocateur, ont le mérite d’exister de de faire, tout de même quelques adeptes. Quels sont ces parfums improbables, clivants qui ravissent ou rebutent nos nez ? Il est évident que ce n’est pas dans le circuit sélectif où tout semble standardisé que nous allons les trouver mais surtout dans des marques indépendantes, parfois, rarement, dans des collections privées de grandes marques. Allez, je vous emmène.
Le moins que l’on puisse dire c’est qu’Étienne de Swardt, fondateur d’État Libre d’Orange, est l’un des hommes les plus audacieux de ce milieu compassé de la parfumerie. Il a commandé ou tout du moins accepté de commercialiser des jus improbables, difficiles d’accès et qui, au-delà de leurs noms parfois provocateurs, demeurent peu aisés à s’approprier. Je pense surtout à « Vierges et Toreros », imaginé par Antoine Lie et Antoine Maisondieu et que je trouve tellement étrangement animal qu’il a tendance à me rebuter. Ceci dit, je trouve que le point culminant de cet aspect des collections de la marque est « Sécrétions Magnifiques » imaginé par le même Antoine Lie en 2006. Il est supposé reprendre l’odeur du sang, du sperme et de la sueur. La marque le présente de la manière suivante : « Véritable coït olfactif, Sécrétions Magnifiques nous emporte au faîte de la jouissance, ce moment chaque fois inédit où le désir triomphe de la raison. La tension masculine, toute en notes aigües, libère sa décharge d’adrénaline dans une cascade d’aldéhydes. L’effet fraîcheur est saisissant. Puis le parfum révèle son côté métallique, précis, acéré comme un désir inassouvi. On est sur le fil du rasoir… Les peaux en sueur ont la saveur du musc et du santal. L’effet marin, légèrement salé, excite les papilles et met l’eau à la bouche. Les langues et les sexes se trouvent, le plaisir explose, et tout bascule. Mécanique des fluides, confusion des genres. Ce parfum subversif, dérangeant, provoque l’adhésion ou le rejet total. Les joutes amoureuses se satisfont rarement des demi-mesures… Entre Don Juan et la femme offerte, c’est le dépôt des armes, mais qui s’incline devant qui ?On prétend, je ne l’assurerais pas, mais quelques savants nous persuadent que la fleur de châtaignier a positivement la même odeur que cette semence prolifique qu’il plut à la nature de placer dans les reins de l’homme pour la reproduction de ses semblables. »… Vous l’aurez compris, le le but du jeu est de créer une fragrance basée sur l’idée olfactive que l’on se fait des fluides corporels mais comment le parfumeur est-il arrivé à ce résultat et à le rendre plus ou moins portable. Tout d’abord, il me faut détailler la pyramide olfactive très synthétique avec en tête un accord sel marin et des aldéhydes qui lui donnent un côté presque « vapeur du fer à repasser », au coeur uniquement des accords de sang, de lait et d’adrénaline (je ne savais pas que cela avait une odeur, peut-être la sueur) et un fond de bois de santal, d’iris et d’opoponax. Même si je me considère comme assez audacieux en matière de parfumerie, je ne pourrais en aucun cas porter cette fragrance malgré le fait, je le sais, qu’il faut lui laisser le temps d’évoluer. Déjà les notes de tête me sont passablement insupportables. Salées et chaudes à la fois, elles me tourneraient presque la tête jusqu’à l’écoeurement. Je trouve également l’association des autres notes issues de la synthèse particulièrement difficiles et je pense qu’il faut attendre le fond avant d’arriver à trouver ce parfum portable. C’est certes une création originale mais je dois dire que je suis très désireux de détourner la tête et le nez lorsque je la sens.
C’est en 2012 que Marc-Antoine Corticchiato lance pour la première fois « Musc Tonkin » dans lequel il a voulu recréer l’odeur du musc animal désormais interdit pour cause (juste) de protection animale depuis près d’un siècle par des procédés synthétiques et on peut dire qu’il y a réussi. Jamais je n’avais senti de parfum aussi étonnant (sauf peut-être « Musc Koublaï-Khan » imaginé par Christopher Sheldrake pour Serge Lutens). Le créateur le décrit ainsi : « Le parfum de l’empire des sens … Une aura puissante, addictive… érotique. Effluves de chair en émoi tour à tour cuirés, solaires, félins. C’est sur un mode contemporain et inédit que cet élixir réinvente une note adulée depuis des millénaires, la plus suave de la parfumerie : le mythique musc Tonkin.Plus qu’un parfum, une empreinte… ». Pour la petite histoire, « Musc Tonkin » a d’abord été lancé en eau de parfum puis est sortie une édition limitée d’extrait. Il y a quelques temps, il a été réédité de manière permanente dans cette concentration. Je suis toujours partagé en ce qui concerne cette fragrance. Certes, elle n’est pas facile à porter mais je connais deux personnes de mon entourage qui se le sont appropriés. Sur l’un, il est vraiment magnifique et sur l’autre il m’est quasi-insupportable. Je pense qu’il faut vraiment avoir de l’audace tant dans son look et dans sa personnalité pour lui donner tout son intérêt. Contrairement à « Sécrétions Magnifiques », il ne me rebute pas forcément de prime abord et je dois dire que le plus étonnant est que, sur ma peau, une fois débarrassé de ses notes trop animales, trop étranges pour mon nez, il devient fleuri et, je dois l’admettre, assez joli. Comme quoi, les molécules de synthèses peuvent aussi avoir facettes et évolution. Je ne sais pas si je porterais « Musc Tonkin » mais il m’intrigue assez pour que je me risque à l’essayer et le réessayer.
« Peau de Bête, c’est la sensualité animale. Musclé par son galop, son sang chaud fait transpirer. Sa puissance animale englobe et rassure ». C’est ainsi que Carine Bouin qui a créé ce parfum lancé par Les Liquides Imaginaires en 2016 le décrit. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il n’est pas facile à porter. Cuiré étrangement animal, il peut avoir un côté très dérangeant. Le départ de camomille est rendu presque piquant et rond à la fois avec des notes de cumin, de poivre noir, de safran et même de persil. Le coeur, construit autour de deux variétés de cèdre (Atlas et Texas) et d’une huile essentielle peu utilisée en parfumerie, l’amyris est renforcé par le côté très aromatique de l’huile essentielle de cypriol et des baies de genévrier. Le tout est associé à une racine et à une feuille de patchouli, au bois de gaïac et au styrax ainsi qu’à une molécule de synthèse, l’ambrarome, à la fois fleurie et ambrée. Le fond est synthétique et reproduit la civette et le castoréum. Il en résulte un côté presque « cuir de tannerie » qui peut déranger. Je le trouve presque humide comme un tonneau dans une cave à liqueur. Il y a quelque chose de très duel entre plaisir et déplaisir au cours de son évolution. C’est vrai que « Peau de Bête » est segmentant et peu facile à porter. Il va en rebuter certains et d’autres vont tout à fait se l’approprier. Pour moi, il est purement et simplement inutilisable. Sur ma peau, il devient vite aigrelet et presque « sale ». Je l’ai vite oublié après l’avoir essayé car il me dérangeait fondamentalement. De plus, sa formule complexe et sa concentration expliquent peut-être son prix très élevé. Je pense qu’il doit avoir ses amateurs mais pour moi, il reste une oeuvre difficile d’accès.
J’ai déjà évoqué d’autres « ovnis » de la parfumeries difficiles à porter, je pense à « Musc Koublaï Khan » dont je parlais précédemment mais aussi, « Nuit Noire » qui fut le seul parfum de Mona di Orio que je ne pourrais pas m’approprier et, très récemment « Fantômas » créé par Alessandro Gualtieri pour sa marque Nasomatto. Personnellement, je ne suis pas assez audacieux pour ce genre de créations mais je suis content qu’elles existent car cela prouve que les parfumeurs peuvent, parfois, aller au bout de leur délire et trouver des amateurs. Je salue également les maisons qui osent ce type de fragrances et les laissent à leur catalogue coûte que coûte. C’est un challenge, une prise de risque… un pari.
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